Sombre néant. Son nom vous en dit long sur lui. Je ne connais pas plus noir que le néant, et pourtant, il a réussi à le rendre encore plus sombre. Ce personnage, c'était mon père. Ou du moins, mon géniteur. On ne peut pas dire que je l'appréciais, on ne peut pas dire que je le détestais non plus. Après tout, il était la seule famille qu'il m'ait été donné de connaître. J'ai eu un bon début dans la vie. Je suis née dans une pouponnière, une belle nuit d'été où les oiseaux chantaient et... On va dire que le bon début s'arrête là. Ma mère n'a pas réussi à "éjecter" le dernier avorton qui aurait pu me servir de frère et est morte d'une hémorragie. Apparemment elle est morte en silence puisqu'elle a eu le temps de se vider de son sang toute la nuit sur moi. Et là, c'est le moment où mon père est censé pleurer la mort de sa compagne et de son fils mort né, être choqué en me découvrant ainsi et me prendre sous son aile en m'enseignant la beauté de la vie. Mais quand on porte le nom de Sombre Néant, ce n'est pas parce qu'on aime regarder le soleil se coucher près d'une ribambelle d'oiseaux suicidaires. Disons que sa première réaction a été de se réjouir de me voir baigner dans le sang si vite, c'était bon signe pour lui, bon augure. J'étais destinée à faire de grandes choses. Et disons qu'il ne s'est pas vraiment trompé sur ce point là. Même si je doute que "grande" soit l'adjectif adéquat. Grâce à ce signe j'ai eu la chance de l'avoir comme mentor. Peut-être pas l'adjectif adéquat là non plus. Même si je dois dire que j'ai sans doute était mieux préparée que quiconque. Il était très doué, un chasseur hors pair, un guerrier sans pitié, un fin stratège et un lieutenant craint par toute la forêt. Mais il était complètement fou. Une folie sinistre, cachée, qui l'empoisonnait petit à petit. Une folie qui se manifestait par des pulsions meurtrières, des moments où il se mettait à délirer tel un chat sénile. Le problème, c'est qu'il était bien plus dangereux qu'un chat sénile. J'en ai parfois fait les frais. Il m'a appris à nager en tentant de me noyer, m'a appris à me battre en tentant de me tuer. Il était ma crainte comme ma force.
Cela aurait pu durer longtemps. Des chats morts par ci par là, des assemblées brisées dans le sang, un lieutenant sanguinaire mais toujours couvert et protégé par celle qui nous dirigeait à l'époque, Etoile Chimérique. En même temps, il lui était indispensable. Il représentait ce qu'elle n'était pas.
Mais quand il a commencé à s'attaquer aux chatons du clan personne n'a pu cette fois-ci fermer les yeux sur ce qu'il était petit à petit devenu. Pas même moi quand il a tué le premier apprenti qu'il m'avait été donné de former, devenu depuis peu guerrier. C'est ainsi que quand Etoile Chimérique m'avait demandé de prendre sa place en tant que lieutenant je n'avais pas hésité. J'étais la seule à pouvoir le faire en même temps. Etoile Chimérique savait très bien qu'il aurait tué quiconque, autre que moi, aurait pris sa place. Et je dois dire que mon nouveau statut me plaisait bien, même si les ordres mous et le fort manque de volonté de ma chef avait le don de me hérisser les poils certains jours. Mais peu importe, il lui restait deux vies et je pouvais attendre. Cela me donnait le temps de me faire apprécier par mon clan. J'avais toujours été plus ou moins en retrait, la solitude me plaisait bien mieux que d'être obligée d'entendre constamment les jérémiades des uns et des autres, et il faut dire que j'étais craint par certains qui pensaient que j'avais hérité de la folie de mon père. Certes je n'étais pas douce, pas réputée pour ma pitié vis à vis des autres clans, encore moins de ma miséricorde avec ceux qui franchissaient mes frontières. Certes j'avais du mal à échanger trois mots sans sortir les griffes quand on m'agaçait, et j'avais tendance à être acide et désagréable quand cela me prenait. Certes, je n'étais pas gentille. Mais bien plus intelligente que mon père. J'arrivais à prouver ma valeur autrement qu'en essayant de tuer la moitié de la forêt. J'arrivais à faire en sorte qu'on me craigne autant qu'on m'admire. Et si j'avais bien une valeur morale, c'était la loyauté que je portais au clan. Il était ma fierté et j'étais bien déterminée à le hisser au sommet. Et bien déterminée à ce qu'Etoile Chimérique fasse un petit saut d'une falaise ou rencontre un serpent un peu trop venimeux. Finalement je n'ai pas eu à attendre longtemps. Le souci c'est que ce n'étais pas un serpent venimeux qu'elle a rencontré. Mais bel et bien la folie de mon père.