Il s'avance dans l'ombre de nuit, le grand Gris. Il s'avance en silence parmi ses ténèbres et son obscurité, couvert par son aura de malheurs chargée. Il s'avance, calme, le pas ample, souple, élégant. Il sait ce qu'il a à faire. Il sait parfaitement où il va. Les Étoiles lui ont dit. La lune lui a sourit. Il s'est dirigé vers son destin. Et le voilà, à présent, progressant dans l'ombre d'une vie nocturne, simple silhouette dans le silence profond, endeuillé d'un soir trop sombre pour être apprécié. Mais Étoile de l'Apothéose, lui, il aime la nuit, les ténèbres, l'obscurité. Il n'a pas à la craindre et à s'inquiéter de l'endroit où il met les pattes : les étoiles le guident de leur faible lueur. Et, tout de sombre vêtu, il se dirige vers son monde à lui, vers ses mœurs et ses habitudes. Sa destination ? Personne ne la connaît. Bien sûr, vous pourrez lever les yeux vers les étoiles et demander vainement aux Guerriers de Jadis une réponse mais ce ne sont pas eux qui guident le grand Gris. Non, Étoile de l'Apothéose suit et a toujours suivi les Astres, les vrais. Ceux qui lui murmurent doucement de belles promesses. Ceux qui, inlassablement, le guident vers son destin, le seul qui ne lui fût jamais réservé. Je ne serais surpris si vous m'avouez ne rien comprendre à tout cela... Il n'attend pas d'être compris. Il n'attend rien de vous ou de quiconque d'autre. Il ne compte que sur lui. Parce que de toute façon, il est le seul élu des étoiles. Il est celui qui pourra, à terme, accomplir son destin, et il n'a besoin de personne pour cela.

Ainsi, le Gris atteint lentement le Barrage, tout de noir vêtu, tout de silence accompagné. Il traîne dans son sillage l'obscurité et les ténèbres de sa cape de nuit, faisant rouler ses muscles sous son pelage aux reflets lunaires... Il est d'une élégance extrême dans son sombre monde... Mais il n'est pas là simplement pour prouver sa belle grâce, mais bel et bien parce que les Astres l'y ont amené. Amené ? Oui. Pour une raison bien précise... Il s'approche de la silhouette endeuillée, penchée au-dessus du cours d'eau. Tout de silence, le roux ne le voit ni ne l'entend, mais le Gris est bel et bien là. Et sans un mot, il prend place aux côtés du félin, s'assied et ramène sa queue sur ses pattes, droit et fier, poitrail gonflé et pelage d'un soyeux impressionnant...

- Bien le bonsoir, Étoile du Rubis Enflammé.

Silence. Les filles de la Nuit se délectent, ricanent, dansent dans le ciel. Le Gris reste de marbre, impassible, magnifique dans sa sombre beauté. Il se tient là, simple apollon dans l'ombre des ténèbres d'un cœur trop sombre pour rivaliser avec celui du rouquin qui semble tout à son honneur, ainsi posté, abattu par quelque tristesse et pourtant d'une noblesse surprenante. Deux rois dans leurs domaines respectifs, entrecroisés l'espace d'une seconde irréelle pendant laquelle ils pourront se côtoyer, se parler, malgré leur rivalité. Deux être étranges, extrêmes opposés l'un de l'autre, nobles à leur manière bien particulière et d'une grandeur impressionnante malgré leurs différences... Proches de par leur attitude, leur contenance, et par elles seulement. Le crépuscule et la nuit réunit. Deux âmes dans une nuit endiablée. Deux démons réunit au cœur de ce qui devait être la plus étrange des nuits...  

Le silence règne. Ricanent les filles de la Nuit. Dansent les Astres nocturnes. Sourit le Grand Gris. Aux côtés de la silhouette endeuillée, Étoile de l'Apothéose semble fort insensible. Mais que voulez-vous ? Les sentiments des autres ne l'intéressent guère. Il n'est pas là pour s'en préoccuper de toute façon.

Sursaute le chef. Il semble surpris de l'apparition du Grand Gris. Plaît-il ? Ne l'a-t-il donc pas entendu arriver ? Soupire l'élu. Petit, on lui avait vanté les mérites des grands Chefs. Et Étoile du Rubis Enflammé en avait attendri plus d'un félin par ses capacités. Hélas s'ennuie le Gris. Le roux n'est plus celui qu'il a autrefois été. Que lui arrive-t-il donc ? S'interroge le félin. Pourtant il ne cille pas, ne bouge pas. Il reste parfaitement impassible et observe l'horizon, imperturbable. Se détourne le roux, agitant les moustaches pour répondre :

- Bonsoir, Étoile de l'Apothéose. Que me vaut donc l'honneur de ta présence ?

Se dessine un sourire sur les babines de l'ancien domestique. Au moins est-il toujours fidèle à sa courtoisie. Pourtant, il se montre légèrement agité. Mal à l'aise. Sa queue bat le sol pour tromper le silence gêné. Apothéose l'observe, pensif. Curieux.

-Ne le sais-tu donc pas ?

Ne l'a-t-il pas vu, lui qui observait les Étoiles ? Silhouette esseulée sous la voûte céleste ? Hélas, il semblerait que non. Soupire l'attentif. Ce qui l'énerve, c'est de devoir expliquer les choses évidentes. Oh, le Gris ne fait pas un très bon mentor, ça, c'est sûr. Mais il est le meilleur. Alors pourquoi se priver d'enseigner ? Il attend cependant une réponse du roux. De toute façon, les deux Chefs ne sont pas pressés ; la nuit leur appartient.

Étoile du Rubis Enflammé observe le Gris, désemparé. Le Gris, lui, se contente de se demander ce qui peut bien y avoir dans la tête du Rouquin. Celui-ci croise son reflet dans l'eau, pensif, mal à l'aise. Étoile de l'Apothéose reste imperturbable, observant l'horizon. Au final, peu lui importe ce que pense le Flamboyant, ce ne sont pas ses affaires. Et de toute façon, il ne représente pas une grande menace. Pourtant, secouant la tête, le mâle répond :

- J'aurais apprécié qu'il en soit autrement, mais ce n'est pas le cas : je ne le sais pas. Alors si tu veux bien m'éclairer sur ce point, je t'en serais reconnaissant...

Il l'écoute en silence. Sans se détourner, sans lui accorder le moindre coup d'oeil. Sa queue ramenée sur ses pattes avant tressaute légèrement, un peu agacé. De quel droit lui donne-t-il des ordres, même camouflés, dissimulés et atténués ? Le Gris n'en ressent pas moins un genre de colère. Il est l'Élu. Le seul élu. Ce n'est pas un vulgaire chat des Clans qui changera cela ! Encore moins un chat tel qu'Étoile du Rubis Enflammé qui lui ordonnera quoi que ce soit ! Cependant, rien dans l'attitude du mâle ne trahit son irritation. Seuls ses yeux se sont légèrement assombrit. Seules ses pupilles se sont légèrement étirées, étrécies, simples fentes presque invisibles dans les glaces d'un regard glacial.

Cependant, il se calme, efface sa colère devant les Astres nocturnes. Il n'est pas là pour s'énerver. Il n'est pas là pour attaquer et défendre sa condition. Non, il est là pour une tout autre raison. Ainsi le Grand Gris reprend d'une voix calme, neutre, inchangée :

- Allons donc, fais donc un effort, Étoile du Rubis Enflammé ! Qu'est-ce qui pourrait amener deux Chefs à se rencontrer ?

Un sourire en coin un peu moqueur se dessine sur les babines du Gris. Il observe le Roux, pensif, bleu contre vert, glacé contre verdoyant. Mais cet échange de regard est loin d'être une menace ou un défi. Il est simplement appuyé, désireux de faire deviner à l'autre les intentions de l'Élu. Mais c'est peine perdue. Un petit soupir, les yeux qui se lèvent au ciel, et le Gris abandonne pour expliquer :

- Quelque chose me préoccupe, si tu veux tout savoir.

Il marque une pause, se détourne et observe l'horizon, comme à son habitude. Terriblement calme. Et pourtant, au fond de ses yeux, on peut déceler une inquiétude. Bien que très légère et ténue.

- Dis-moi, tu t'entends bien avec Étoile d'Automne, n'est-ce pas ? Il marque une pause, ajoute, légèrement amusé, inclinant la tête avec noblesse : Inutile de me mentir, je ne suis pas là pour te soutirer des informations.

Et tout à coup, l'espace de ces quelques dernières secondes, le Gris semble amical. Ou quelque chose s'en approchant. Ainsi, à s'amuser en silence de la situation, il ne semble plus aussi froid et distant, aussi intouchable et inatteignable... Il semble presque normal. Presque banal. ...Mais est-ce réellement le cas ?